Où en est la recherche ? Signification, morphèmes et dyslexie

Au cours des dernières années, plusieurs équipes de chercheurs ont publié des études novatrices centrées sur les stratégies de lecture utilisées par les étudiants dyslexiques les plus performants. Ce sont de jeunes adultes qui ont souvent des difficultés avec la vitesse de lecture et la discrimination phonémique, mais qui sont devenus des lecteurs compétents faisant preuve de solides compétences en compréhension écrite. Les chercheurs parlent d'eux comme de dyslexiques «compensés» et estiment que 22 à 25% des enfants dyslexiques surmonteront les difficultés de lecture initiales et suivront des études supérieures. (1) (Les notes et les liens hypertextes renvoient vers les textes en anglais ndlt)

 

Comment ces dyslexiques réussissent-ils alors que d'autres continuent à lutter? Au cours des vingt dernières années, la recherche sur le cerveau observe que les dyslexiques bons lecteurs s'appuient sur des démarches mentales différentes de celles des lecteurs typiques ou des dyslexiques encore en difficulté. Ces nouvelles études fournissent aux enseignants et rééducateurs des informations et des pistes spécifiques, pour une stratégie de lecture qui semble dont l'efficacité semble optimale pour les dyslexiques.

 

Ces nouvelles études montrent

  • que les dyslexiques bons lecteurs s'appuient principalement sur un traitement morphologique, donc basé sur le sens, pour la reconnaissance des mots
  • que la partie du cerveau connectant morphèmes et significations s'active plus tôt et plus rapidement chez les dyslexiques que chez les lecteurs typiques
  • que de meilleures compétences en lecture, chez les dyslexiques, sont directement liées à la qualité du traitement morphologique.

Morphologie et lecture

Un morphème est une partie de mot correspondant à une unité de sens. La racine d'un mot contient l'unité de sens principale. Par exemple, le mot « teach » est un mot monomorphémique, c'est-à-dire qu'il ne comprend qu'un seul morphème qui exprime sa propre signification et ne peut être décomposé en parties plus petites. Les mots « teacher » (l'enseignant) et « teaching » (l'enseignement) sont polymorphémiques, ce qui signifie que chacun d'entre eux est constitué d'au moins deux morphèmes: la racine et les suffixes « er » et « ing ».

 

Prenons, pour montrer le pouvoir des morphèmes à déterminer la signification d'un mot, l'exemple de l'adjectif « monomorphémique » utilisé dans le paragraphe ci-dessus. Il se compose d'unités de sens, mono + morph + em + ique. Les morphèmes fournissent à la fois une clé pour comprendre le sens des mots et une alternative aux stratégies de discrimination phonémique. Dans les langues présentant une opacité orthographique comme l'anglais - c'est-à-dire les langues qui ont une orthographe variable et incohérente - les morphèmes fournissent aussi des indices utiles pour l'orthographe et la prononciation.

 

Le traitement morphologique est la clé de la réussite en lecture dyslexique

En 2015, une équipe de recherche dirigée par Jeremy Law, de l'Université de Louvain en Belgique, a étudié les tendances de lecture chez les étudiants universitaires anglophones canadiens. Ils ont comparé un groupe de 36 adultes dyslexiques avec 54 adultes non dyslexiques. Les chercheurs ont pu remarquer une

« plus grande interaction entre la conscience morphologique et la capacité de lecture de mots chez les adultes dyslexiques » que chez les étudiants non dyslexiques : (2)

Pour les lecteurs dyslexiques, 16,7% de la variance dans la lecture des mots a été expliquée par la morphologie, tandis que les compétences phonologiques ne présentaient pas de variance significative. Cette proportion était en contraste frappant celle des lecteurs typiques, chez qui la conscience morphologique n'apportait pas de différences plus significatives dans la variance en lecture des mots que celle de la phonologie, expliquant pour sa part une variance de 12,4%.

Le groupe de Law approfondit alors les différences, au sein du groupe dyslexique, entre les membres «compensés», qui avaient largement surmonté les déficits de l'enfance, et ceux qui éprouvaient encore des difficultés importantes avec la lecture de mots.

« Aucune différence statistique n'a pu être observée dans la conscience morphologique entre la lecture normale et les groupes dyslexiques compensés, alors que le groupe non compensé différait des deux autres groupes. »

 

Les compétences morphologiques sont directement liées à la capacité de lecture dans la dyslexie

Une équipe de chercheurs dirigée par Eddy Cavalli à l'université d'Aix-Marseille a reproduit et complété ces résultats en publiant trois rapports significatifs l'année dernière. L'équipe de Cavelli a comparé la performance de 20 étudiants universitaires dyslexiques français avec un groupe de 20 étudiants non dyslexiques d'âge et de QI équivalents sur une grande variété de tâches de lecture. Comme prévu, le groupe dyslexique s'est montré significativement plus lent et moins précis que le groupe contrôle sur les tests concernant les compétences phonologiques.

 

Mais les chercheurs ont remarqué des résultats différents pour les compétences morphologiques. L'équipe de Cavalli a constaté que les étudiants dyslexiques et non dyslexiques avaient des capacités similaires pour détecter les suffixes dans les mots parlés. Les étudiants dyslexiques étaient un peu plus précis sur l'une des tâches, mais les étudiants non dyslexiques ont été en mesure de répondre un peu plus rapidement. En évaluant globalement rapidité et précision, les différences n'étaient pas statistiquement significatives

Les chercheurs se sont basés sur le raisonnement que les étudiants avec de plus grandes difficultés sur le plan phonologique compenseraient par des morphological skills plus forts. Ils ont donc examiné le degré de variance entre les compétences phonologiques et morphologiques. Plutôt que d'observer simplement la performance des élèves sur les tâches morphologiques isolées, ils ont examiné si l'ampleur de l'écart entre les deux types de compétence était en relation avec la performance en lecture.

Leurs résultats confirment cette hypothèse: «En effet, lorsque la dissociation est forte et en faveur de la compétence de conscience morphologique, les dyslexiques ont de meilleurs scores en lecture.» (3)

 

Sur le plan du vocabulaire, Cavalli conclut également à de meilleures compétences chez ses étudiants dyslexiques que dans le groupe contrôle. Les deux groupes d'étudiants avaient à peu près le même vocabulaire - c'est-à-dire qu'ils reconnaissaient le même nombre de mots. Mais les étudiants dyslexiques ont été en mesure de fournir des définitions plus précises des mots les plus difficiles, mettant en évidence une compréhension plus profonde de la signification des mots. (4)

Les processus de cerveau dyslexiques traitent l'information morphologique fondée sur le sens de manière plus efficace

L'équipe de Cavalli a poursuivi sa recherche en étudiant la fonction cérébrale d'un autre groupe d'étudiants dyslexiques comparé à un groupe contrôle. En juillet 2017, ils ont signalé que les dyslexiques ont des capacités de traitement mental différentes et plus rapides pour travailler avec les morphèmes que les non-dyslexiques, mais aussi que les stratégies dyslexiques de traitement des morphèmes sont différentes.

 

Les lecteurs typiques se concentrent d'abord sur l'apparence des morphèmes - les lettres et les séquences de lettres communes. Mais les dyslexiques ont une voie plus directe liant chaque élément de mot à sa signification. (5)

 

Le groupe de Cavalli a utilisé la magnétoencéphalographie (MEG) pour explorer les différences dans la fonction cérébrale au cours du traitement morphologique. La MEG permet aux chercheurs de mesurer avec précision la durée de l'activité cérébrale, ainsi que d'observer comment l'activité est répartie à travers différentes régions du cerveau. La recherche a confirmé que les connections cérébrales liées à la lecture chez les élèves dyslexiques étaient organisées différemment, les informations morphologiques dans les régions frontales du cerveau étant activées plus fortement et plus tôt chez les dyslexiques que chez le groupe contrôle. Les dyslexiques adultes ont montré une réponse morphologique dans les régions frontales gauches pendant les 200 premières msec, alors que l'activation dans ces régions, dans le groupe non dyslexique, marquait un retard allant jusqu'à environ 350-500 msec. Les modèles d'activation ont également montré que les dyslexiques semblaient traiter les propriétés sémantiques de l'information morphologique avant les propriétés orthographiques, tandis que le groupe contrôle présentait un schéma inverse. En revanche, les lecteurs typiques ont activé des zones du cerveau associées à la reconnaissance phonologique ou visuelle plus tôt, bien avant que ces régions ne se mettent en action chez le groupe dyslexique.

Ainsi, les cerveaux dyslexiques suivent un mouvement allant du sens à la forme des mots, alors que les lecteurs non dyslexiques typiques passent de la forme des mots à la signification.

 

Ce modèle a été récemment confirmé dans une autre étude de Law, publiée en octobre 2017. Dans cette étude réalisée auprès d'étudiants néerlandais, le temps de réponse à un ensemble de tâches d'amorçage a été comparé pour déterminer l'impact de la morphologie sur la vitesse de reconnaissance. (6) Encore une fois, les sujets dyslexiques semblent tenir particulièrement compte de l'information morphologique liée à la signification du mot. Les chercheurs ont vu dans ces résultats une preuve supplémentaire que les dyslexiques, « indépendamment de leurs déficits de décodage, peuvent traiter rapidement et automatiquement les unités morphémiques ».

 

Ces découvertes s'appuient sur des résultats similaires chez une autre équipe de chercheurs ayant travaillé avec des collégiens dyslexiques français. Les enfants dyslexiques plus âgés, comme les adultes, s'appuient largement sur l'information morphologique pour la reconnaissance des mots; et l'effet provient des propriétés sémantiques des morphèmes, plutôt que des éléments formels (groupements de lettres). (7)

 

Implications pour l'avenir

Ces études sont particulièrement utiles car elles peuvent être directement liées aux pratiques pédagogiques. Il existe déjà un nombre important et croissant de recherches sur l'impact de la conscience morphologique sur les compétences en lecture et écriture. Un tel enseignement s'est avéré efficace chez les élèves de tous âges et particulièrement efficace pour les enfants dyslexiques ou d'autres lecteurs en difficulté. Le bénéfice que tirent les dyslexiques de leurs connaissances morphologiques, mais aussi leur traitement spécifique de l'information, deux phénomènes mis en évidence par l'étude MEG de Cavalli, démontrent l'importance d'utiliser des stratégies d'enseignement qui mettent l'accent sur la signification des mots.

 

Les références :

  1. Lefly DL,  Pennington BF. Spelling Errors and Reading Fluency in Compensated Adult DyslexicsAnnals of Dyslexia (1991) 41(1):141-62. doi: 10.1007/BF02648083
  2. Law JM, Wouters J, Ghesquière P. Morphological Awareness and Its Role in Compensation in Adults with Dyslexia. Dyslexia (2015) 21(3):254-72. https://doi.org/10.1002/dys.1495
  3. Cavalli, E., Duncan, L.G., Elbro, CPhonemic—Morphemic dissociation in university students with dyslexia: an index of reading compensation? Annals of Dyslexia (2017) 67: 63. https://doi.org/10.1007/s11881-016-0138-y
  4. Cavalli E, Casalis S, et al, Vocabulary skills are well developed in university students with dyslexia: Evidence from multiple case studies. Research in Developmental Disabilities, 2016.  51–52: 89-102, https://doi.org/10.1016/j.ridd.2016.01.006.
  5. Cavalli E, Colé P, et al, Spatiotemporal reorganization of the reading network in adult dyslexiaCortex., 2017. 92:  204-221.  https://doi.org/10.1016/j.cortex.2017.04.012
  6. Law JM, Veispak A, Vanderauwera J, Ghesquière P. Morphological awareness and visual processing of derivational morphology in high-functioning adults with dyslexia: An avenue to compensation? Applied Psycholinguistics . Published Online 23 October 2017. https://doi.org/10.1017/S0142716417000467
  7. Quémart P, Casalis S. Visual processing of derivational morphology in children with developmental dyslexia: Insights from masked primingApplied Psycholinguistics (2013). 36(2): 345-376. https://doi.org/10.1017/S014271641300026X

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